lundi 15 avril 2013

Les guignols d'un processus qui nous dépasse

Samedi 13 avril 2013, 12:10. Je dis au revoir à mes amis et à mon compagnon avec ces mots : "je pars à l'abattoir". Ils sourient. Je crois qu'ils ne comprennent pas bien la gravité de la situation. Les élections du dimanche 14 avril 2013 pour élire le nouveau président du Venezuela signifient ceux qu'elles signifient. La dernière carte à jouer pour ceux qui conservent l'espoir de pouvoir vivre dans un pays où l'on respecte les droits de tout citoyen, sans tenir compte de son origine sociale, raciale, de sa croyance religieuse ou de sa préférence politique.
Le lendemain matin j'arrive devant l'Ambassade du Venezuela à Paris. Même scénario que l'année dernière. Visages souriants, pleins d'espoir. De l'autre côté du trottoir des gens que je connais. Je sais ce qu'ils font en France, je sais pourquoi ils militent, je suis consciente que non seulement c'est leur avenir personnel qui est en jeu, mais de plus, qu'ils sont convaincus -ou simulent l'être- que la révolution a œuvré pour le bien être de tous les Vénézuéliens.
Or, pas besoin d'un examen clinique de chacun d'entre nous pour connaître notre état de santé. Ceux qui ont le temps de réfléchir sur leur propre situation, sommes psychologiquement abattus. Ceux qui connaissons la difficulté économique au quotidien, choisissons de passer outre et de ne pas trop penser à la situation du pays. Entre une position et son contraire, il n'y a pas moyen de concilier les esprits. On s'est fait énormément de mal pendant ces dernières 14 années. On s'est ignoré les uns et les autres. La sympathie ou le mépris qu'on a éprouvé à l'égard d'un leader qui a bouleversé l'histoire de notre pays est plus forte que tout. Sa présence est encore fraîche malgré sa disparition physique. On le déteste ou on l'adore, voire certains de ceux qui se disent croyants le préfèrent au Mésie, tandis que d'autres prient le bon dieu pour qu'il mette un frein à ce phénomène de plus en plus répandu et ancré dans notre culture qui est celui du culte à la personnalité du chef d'Etat.
Parfois j'ai l'impression que le pays ne nous appartient plus tellement les intérêts économiques en jeu son importants et nous dépassent, nous citoyens communs.
On tente de soutenir le candidat de sa préférence comme l'on peut. Certains sont mieux informés que d'autres, ou ont plus arguments que d'autres, mais on ne s'entend plus. C'est un dialogue entre sourds. Certains sont tellement indignés de voir que toutes les belles promesses se sont envolées qu'ils se mettent facilement en danger lorsqu'ils entendent dire à la partie adverse que le gouvernement socialiste protège les richesses du Venezuela et les redistribue entre les Vénézuéliens. Parfois le plus simple des maux qui accablent la politique vénézuélienne se résume au fait que la lutte contre la corruption ne fait que jouer à l'avantage de ceux qui détiennent les reines du pouvoir central à Caracas et de nouveaux négociants et partenaires économiques.
Lorsqu'on croit naïvement qu'on peut se faire comprendre en faisant usage de la science, en utilisant des arguments historiques, des dates, des faits... peu savent de quoi est-ce qu'on parle, certains ne s'en souviennent même plus du passé ou semblent ne plus s'en souvenir... et puis, après tout, de quel passé je parle ? Qu'est-ce que cela vaut à côté d'un présent si chaotique ? Tout dépend de l'angle depuis lequel on le regarde.
Tous les efforts pour instaurer un débat sont en vain, on se fait insulter, on se fait traiter de petit bourgeois, d'enfant de riche, d'ancien privilégié... On n'est surtout pas prêt d'admettre nos propres erreurs. Il faut trouver un coupable. Il est où ce coupable ? L'oncle Sam pour les uns, Fidel Castro pour les autres... moi, je suis même prête à prouver que Simon Bolivar a été le premier des fous, le premier à soulever les esprits, à leur promettre des monts et des merveilles et à s'être trompé.
C'est dingue comment les fanatismes politiques peuvent pousser les gens à l'extrême de tourner le dos à la réalité, parce que cette réalité, après tout, n'est pas convenable aux intérêts de la révolution... Je me croirais aux années vingt du dernier siècle... parfois... mais, qu'est-ce que j'ose dire?! Comment je puis comparer des époques, des événements et des gens si différents? C'est une aberration!
Une aberration oui, je me dis, et j'admets que ce n'est pas comparable mais je ne peux m'empêcher de me dire que le passé est là pour nous envoyer des signaux d'alarme... Où sont passées alors les belles paroles : "connaître son passé pour comprendre son présent"; "interroger le présent à travers le passé" ? Ce ne sont que cela : des belles paroles... des leçons impossibles à enseigner lorsque l'idéologie politique et les problèmes quotidiens nous aveuglent, lorsque les médias sont contrôlés et payés par des gens placés bien au-dessus de nous ; lorsque ce qui est en jeu c'est le contrôle politique du pays où se trouvent les plus grosses réserves de pétrole au niveau mondial à une époque où les guerres ont lieu pour des raisons énergétiques.
L'ancien régime nous a promis : "maintenant le Venezuela est à tous". Et pourtant on ne pourra nier que de nouvelles exclusions ont eu lieu et continuent à avoir lieu. Quelle meilleure preuve que la manière dont se parlent les Vénézuéliens de nos jours. On se pointe du doigt, on se dénonce entre nous. Qui d'entre nous aurait cru que ce jour arriverait le 12 février 1992 ? Alors qu'aucun mortel nous connaissais auparavant. Aujourd'hui on doit rendre des comptes sur notre histoire, notre société, notre culture, nos vies, notre manière de penser et nos idées politiques, voire, notre provenance sociale à des gens du monde entier ! On est connus du monde entier et pourtant j'éprouve un goût amer car cette connaissance est partielle, cette connaissance se résume à Chavez, à sa bienfaisance, à sa lutte supposée contre les riches et à nos réserves de pétrole.
Une chose est certaine, entre Vénézuéliens, on dirait qu'on se déteste. Lorsque deux Vénézuéliens de deux positions politiques opposées se croisent, ils essaient de faire passer outre leurs différences idéologiques et de se regarder comme compatriotes. Mais on nous a trop mentis et on ne sait plus désormais qui dit vrai et qui dit faux. On croit savoir que celui qui est en face de nous, nous ment ; et, même s'il ne ment pas, il ne peut comprendre que ce qu'il veut bien entendre, en plus il cherche à ce que l'autre reconnaisse et accepte... Reconnaître quoi ? Accepter quoi ? A la fin de ce dialogue entre sourds on a envie de ne plus recroiser cette personne.
Et pendant que notre vie quotidienne se déroule de cette manière et qu'on nous fait perdre des heures précieuses de productivité à tenter de convaincre l'autre de reconnaître, d'accepter et de changer... des négociations se réalisent sur nos dos. Personne est capable de nous en informer. Des accords, des pactes économiques sont signés... notre futur est mis aux enchères tandis que nous, nous continuons à nous éviter ou alors carrément à nous à s'insulter.
Beaucoup de Vénézuéliens sont allés voter hier en pensant : "Moi aussi, je suis Vénézuélien". Mais on s'est à nouveau trompés. Le Venezuela n'appartient plus à ceux qui regardent vers l'avenir. Je suis navrée de prendre un ton aussi triste et pessimiste mais il faut qu'on voit d'une fois pour toutes la réalité. Tant qu'il y aura du pétrole à gratter, on ne retrouvera jamais à nouveau la paix.
Lundi 15 avril, 13 heures. Je déjeune avec un ancien prof de la fac qui me raconte son nouveau quotidien. Il gagne un salaire pas tellement supérieur au SMIC vénézuélien. Un maître de conf d'ailleurs touche moins que ça. Il me raconte une petite anecdote qui me laisse les idées bien claires. Il reçoit un jour son plombier chez lui. Cela faisait quelque temps qu'il le cherchait. Il avait eu du mal à le faire venir réparer sa plomberie. Le maître plombier arrive en boitant un peu. Il s'est fait mal à la hanche. Mon prof s'inquiète. Il veut savoir s'il arrive quand même à travailler malgré ses conditions de santé. Comment fait-il pour vivre ? lui demanda mon prof. Le plombier, le sourire au visage, lui répond, pas de problème! Je touche la pension de retraite, et ma femme touche aussi de l'argent en provenance d'une autre mission. A nous deux, continue-t-il, on gagne 6.000 bolivares nouveaux (à peu près l'équivalent de trois salaires minimum vénézuéliens). Avant que ceux qui me lisent se disent : "cela est juste, pour une fois qu'on travaille en bénéfice des pauvres!", j'aimerais leur dire: certainement,! je suis tout à fait d'accord, pour une fois ! Mais à quel prix? Le déficit extérieur et la situation économique intérieure du pays parle d'elle même. Puis, plus important encore, dans quel but ? Combien de temps tiendra encore ce populisme fondé sur un néolibéralisme d'Etat et sur les bénéfices de la rente pétrolière ? Qui rendra des comptes à nos grands-enfants dans un avenir proche ?
Je ne peux cautionner un régime politique qui anéanti les êtres humains, qui leur enlève les motivations. L'une des définitions des êtres humains en latin est celle de l'hommo faber. Travailler, se sentir productifs est tout aussi important que les bénéfices sociaux pour les gens en difficulté. Et les Vénézuéliens n'arrivent plus à s'entendre sur ce point. Encouragés par des révolutionnaires de la dernière heure, comme ceux qui constituent de nos jours les nouvelles élites de la fonction publique, ils méprisent ceux qui ne pensent pas en termes de redistribution de la richesse pétrolière : aux pauvres, aux nouveaux riches, à qui que ce soit tant que le pouvoir continuera à être au service de cette "révolution". Il n'y a pas d'espace pour ceux qui ont d'autres aspirations.
Dans le Venezuela d'aujourd'hui, on retrouve des jeunes étudiants français, par exemple, qui militent pour l'extrême gauche mais que difficilement sont passés par la vie active ou qui sont convaincus de leur bien fondé, tout simplement, parce qu'ils sont dégoûtés du discours néolibéral. On les voit partir au Venezuela remplis d'idéalisme dans leur tête et de ce qu'on peut considérer comme de argent de poche en France mais que, transformé au marché noir vénézuélien devient l'équivalent de trois ou quatre salaries.
Il y a aussi de nos jours beaucoup de Russes et des Chinois. De nouveaux investisseurs de capital dans de nouveaux secteurs de la productions, comme les services par exemple. Des services d'ailleurs de très mauvaise qualité où parfois le matériel d'entretien est acheté mais jamais livré, et de tas des factures justifient de nouvelles sommes exorbitantes d'argent qui s'enfuit dans des comptes en Suisse ou dans les paradis fiscaux.
Difficilement tous ces gens auraient pu goûter à l'ambroisie vénézuélienne, aux bontés de notre or noir, si le mur de Berlin n'était pas tombé.
Tandis qu'on prône enfin la conclusion du panaméricanisme, on voit défiler autour de la nouvelle cour bolivarienne les chefs d'Etats de nos pays frangins, on voit surtout défiler dans les rangs de notre armée et de notre fonction publique beaucoup de Cubains. Tous les européens le savent, à quel point les jeunes révolutionnaires de la dernière heure kiffent les Cubains et la salsa !
Dans tout ce panorama, à chaque fois davantage, moins de place pour les gens qui ont envie de travailler et de vivre de leur force productive, pour ceux qui veulent se rendre utiles à la nation... mais enfin, qu'est-ce que je dis là encore, quelle Nation ?, si, en fin de comptes et vue de plus près, cette idée qu'on avait de Nation n'existe peut-être même plus. A-t-elle un jour existé ? Deux cents ans d'histoire "patria" et encore une fois la classe politique appelle le peuple à s'entre-tuer pour défendre les intérêts de ceux qui sont au pouvoir ou qui veulent l'être.
Peu de place pour ceux qui souhaitent participer (une autre des promesses inachevées) à la vie politique, économique, sociale et culturelle du pays mais qui ne s'identifient pas avec un discours boiteux, qui aujourd'hui soulève les plus divers sentiments : la colère, l'amusement, l'indignation, la peine, la frustration... j'en passe.
Difficile de comprendre lorsqu'on est étrangers à la réalité vénézuélienne.
Mon compagnon m'écrit aujourd'hui un texto et me demande d'écrire quelque chose pour tenter d'apaiser les esprits et de réunir les Vénézuéliens. C'est presque "mission impossible". Le mal est fait. Dans notre naïveté on est capables de déclencher une guerre civile si ce n'est pas fait depuis longtemps, car on a assisté depuis 2002 aux défilés des motards armés, de coup de feu envoyés par seul Dieu sait qui, puisque depuis très longtemps on nous a même enlevé le droit d'être informés.
Et malgré ce sentiment de dépaysement, d'abattement, de censure, d'exclusion, on ose crier encore haut et fort, honte à vous les rageurs de la "droite" de vous plaindre pour rien ! de dire que le Venezuela ressemble de plus en plus à une dictature. Taisez-vous, si vous n'êtes pas contents c'est parce que vous êtes des anciens oligarques, des enfants de riches !
Je dirais, oui, certains avons eu la richesse de nous cultiver beaucoup plus que d'autres, mais nous avons compté sur quelque chose de plus précieux que l'argent car l'envie de progresser difficilement a un prix : la satisfaction d'atteindre un but sur la base de notre propre effort. Il n'y a pas si longtemps j'employais encore le terme "méritocratie" et quelqu'un m'a répliqué, en France, que la méritocratie lui donnait "envie de gerber". Je comprends qu'ici aussi l'on a souffert des manipulations zarkoziynnes. Je ne peux arguer que ce ne sont pas les idées qui sont mauvaises en soi, mais uniquement la manière dont elles sont mises en pratique.
Je finirai avec deux interrogations. Il est quand même bizarre que Jimmy Carter continue à survoler notre paysage politique et que sa parole soit tellement respectée par les militants du parti officiel, eux, qui se disent anti-impérialistes, anti-yankis ; qui reprochent à "la droite vénézuélienne" d'être la responsable du coup d'Etat de 2002 organisé par la CIA. C'est un argument qui d'ailleurs me désole. Tout le monde sait que droite et gauche sont des coquilles vides, cela ne veut plus rien dire. Toutefois, je n'exagère pas si j'affirme qu'au Venezuela ces deux mots ont une signification claire et précise aux yeux des Vénézuéliens et du monde entier : la droite, les riches et méchants; la gauche : les pauvres et gentils. Pourtant les choses sont beaucoup plus compliquées que cette définition réductrice et pas tous les gauchos sont pauvres et cherchent le bien-être du peuple; et, décidément encore moins tous les "fachos" sont des riches ou des anciens riches, ou sont envieux et jaloux du traitement que la révolution donné aux "pauvres". Être située "à droite" parce qu'on n'est pas d'accord avec Chavez et qu'on regrette son "héritage", est un fardeau tellement lourd à porter ! D'autant plus lorsque ce genre d'attaques proviennent des gens qui connaissent tellement peu le Venezuela !
Je pense enfin que l'option de la guerre civile nous est d'emblée niée. Quelle guerre civile peut-il y avoir dans un pays où les armes sont en possession des milices, de l'armée et des guerrillas urbaines et que ces dernières soutiennent le candidat que Chavez a désigné comme son légitime successeur et héritier ? Ou serions-nous condamner à nous entre-tuer depuis l'Indépendance ? Je n'en sais rien... Tout au plus, une chose est certaine : nous nous contenterons de continuer à subir les dommages provoqués par une situation où notre plus grande richesse, le pétrole, a complètement déterminé notre avenir et est devenue notre plus grande malédiction.

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